Génération AAA : Assaël Adary et Malene Rydahl, « le cocktail de bonheur des jeunes en 2018 est-il vraiment du bonheur ? »

Par Céline Pastezeur - Publié le 15 Nov 2018 à 12:26
Génération AAA : Assaël Adary et Malene Rydahl, « le cocktail de bonheur des jeunes en 2018 est-il vraiment du bonheur ? »
"Happy", la jeune génération en 2018 ? En apparence oui, mais il faut peut-être creuser. Et cela tombe bien : à l'occasion de notre interview de la semaine, Assaël Adary, président d'Occurrence, et Malene Rydahl, expert en bonheur et auteur de Heureux comme un danois (Grasset 2014, J’ai Lu 2015) et Les 5 pièges du bonheur (Flammarion 2017, J’ai lu 2018), nous disent tout ce qu'ils savent sur le sujet.

Vous le savez, au quotidien, la rédaction d’Air of melty vous aide à mieux comprendre ce qui caractérise la jeune génération, à savoir les 18-35 ans. Au-delà d’étudier son rapport au luxe ou encore à la consommation en générale, marquée par une notion d’engagement de plus en plus forte, nous nous intéressons aussi à ce qui fait son bonheur en 2018. À ce sujet, le mois dernier, Occurence a dévoilé une étude faisant le point sur ce qui rend la jeune génération AAA heureuse. Assaël Adary, président d’Occurrence, et Malene Rydahl, expert en bonheur et auteur de Heureux comme un danois (Grasset 2014, J’ai Lu 2015) et Les 5 pièges du bonheur (Flammarion 2017, J’ai lu 2018), ont accepté de répondre à nos questions pour nous en dire plus à ce sujet.

-Air of melty : De manière générale, en cette fin d’année 2018, peut-on dire que les jeunes sont heureux ?

Assaël Adary, président d’Occurrence : Oui, lorsqu’on leur demande de noter sur 10 leur niveau de bonheur ressenti actuel la moyenne est de 7,5 sur 10. Mais cela cache évidemment une réalité plus contrastée avec 20% environ de jeunes qui ne donnent pas une bonne note à leur propre bonheur (une note inférieure ou égale à 6/10). La question que pose cette étude est plutôt « de quoi est fait le bonheur des jeunes en 2018 ? », chacun pourra ensuite considérer si ce cocktail de bonheur … est vraiment du bonheur.

Malene Rydahl, expert en bonheur et auteur de Heureux comme un danois (Grasset 2014, J’ai Lu 2015) et Les 5 pièges du bonheur (Flammarion 2017, J’ai lu 2018) : En tout cas, ils se disent relativement heureux. Maintenant, il faut dire que c’est du déclaratif, donc c’est toujours difficile de savoir réellement. Les gens ont tendance à aller vers une forme de moyenne. Mais ce qui m’inquiète personnellement, c’est plutôt on où va. Qu’est-ce qui me rendra heureux plus tard ? Dans mon livre, j’ai noté une tendance à lier les phénomènes de la beauté, du pouvoir, de l’argent et de la célébrité à des « recettes miracles » du bonheur. Le fait de rêver de la vie des autres a toujours existé mais, pendant longtemps, il y avait une forme de distance. On pouvait rêver de ça mais on savait que c’était mis en scène. Avec les réseaux sociaux, cette barrière n’existe plus. Ce sont nos amis, nos collègues, nos voisins qui nous font rêver. La vie rêvée des autres est devenue omniprésente et constante, et cela m’inquiète. J’ai envie de dire aux jeunes « oubliez la vie rêvée des autres et vivez la vôtre ». Car l’insatisfaction perpétuelle peut faire de gros dégâts.

-Air of melty : Qu’est-ce qui distingue principalement cette génération de ses aînés ?

A.A : Compliqué de répondre par des data car nous n’avons pas identifié de données publiques similaires pour d’autres générations (70’, 80’, etc.). Néanmoins, un bonheur vite accessible, vite « consommé » en passant par la célébrité, l’argent semble être la singularité de cette génération.

M.R : Outre l’omniprésence des réseaux sociaux, je dirais que la télé-réalité différencie beaucoup les jeunes de leurs aînés, en accélérant l’idée de la célébrité juste pour la célébrité. Avant, on n’était pas célèbre si on avait pas un talent en particulier. Aujourd’hui, on est célèbre pour passer à la télé. Cela accélère un certain vide. La jeune génération a tendance à faire des raccourcis, elle veut être célèbre pour être reconnue dans la rue sans réellement se rendre compte de ce que cela implique. La célébrité est en réalité extrêmement difficile à gérer car elle crée un éloignement avec soi-même.

-Air of melty : Votre étude révèle que les 15/18 ans sont globalement peu satisfaits de leur apparence physique. Pouvez-vous nous en dire plus : à quel point et comment l’expliquer ?

A.A : En fait l’étude décrit une équation sur la beauté en 3 étapes : premièrement, plus de 40% des jeunes considèrent qu’être sexy rend heureux donc on voit apparaître une forme d’injonction à être sexy qui est vision très particulière de la beauté. Une beauté qui s’affiche, qui se travestie un peu (cf. les filtres sur Insta par exemple). Deuxièmement, cette injonction se pose sur une population 15-18 ans qui doute de sa beauté. Une majorité se trouve « plutôt » beau/belle mais très peu (7%) s’affirment beau. Enfin, résultat effrayant des deux premiers constats, dès 15 ans 40% des filles et 20% des garçons envisagent la chirurgie esthétique comme solution !

M.R : C’est une vieille histoire ce rapport complexé au corps. Mais elle change aujourd’hui avec une nette exposition de la chirurgie esthétique et par l’essor des filtres qui permettent de montrer une « meilleure » version de soi. On peut gommer nos défauts sur les défauts et aller vers un physique plus lisse, qui attire aussi dans le monde réel. Maintenant, entre le fait de vouloir faire de la chirurgie esthétique et passer à l’action, il y a potentiellement un fossé. Mais, en tout cas, c’est une réflexion que les jeunes ont.

-Air of melty : La recherche de célébrité fait aussi partie des aspirations de la jeune génération. Mais quel genre de célébrité recherchent-ils au juste ?

A.A : La réponse à cette question est assez simpliste mais vraie : quel genre de célébrité ? Juste la célébrité ou la célébrité pour la célébrité. En effet, nous avons posé la question des avantages associés à la célébrité et il en ressort une vision assez pauvre. La célébrité pour acquérir de la notoriété, être aimé par beaucoup de personnes (ce qui peut renvoyer à la question sur la beauté), gagner de l’argent et acquérir des privilèges. On voit bien ici que la célébrité souhaitée est assez creuse.

M.R : Il y a une certaine forme de vide. Avant, on se basait sur un talent, une passion et la célébrité devenait quelque part une conséquence de cela. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes recherchent l’exposition sans trop savoir pourquoi.

-Air of melty : Quel est l’effet des réseaux sociaux sur les aspirations des jeunes Français ?

A.A : Pour y répondre, il faut plutôt lire les résultats de l’étude « en creux ». Nous partons du postulat que cette génération AAA est tombée dans la marmite dès sa naissance et n’en n’est pas sortie … donc les résultats que nous constatons sont les conséquences directes de cette immersion totale, complète dans les réseaux sociaux. En créant des « bulles de filtre », les réseaux sociaux sont à l’opposé de leurs promesses d’ouverture et encerclent, enferment cette génération dans des vérités, des représentations de la célébrité, du bonheur, de la beauté, du pouvoir.

M.R : Je crois qu’on note deux tendances principales : d’un côté, il y a ce que j’appelle « l’ère de Trump », qui donne des envies de beauté, de célébrité, de richesse et de pouvoir. De l’autre côté, il y a la tendance « Bernie Sanders », avec l’accent mis sur le collectif, l’engagement, la quête de sens et de soi. Le problème, c’est que cette tendance est moins exposée puisque les gens qui la suivent s’exposent justement moins, de par leurs principes. En tout cas, ces deux tendances impliquent des modes de consommation bien différents, l’un misant sur une surconsommation tandis que l’autre mise plutôt sur une consommation circulaire.

-Air of melty : En quoi les jeunes restent-ils fascinés par l’argent ?

A.A : L’argent est très massivement associé à l’idée d’être heureux. 71% des jeunes pensent qu’être riche rend heureux et davantage encore les garçons. 76% pour les garçons contre 66% pour les filles, 10 points séparent les sexes sur cette association argent/bonheur. L’envie de posséder n’est pas neuve dans la société. L’étude apporte un regard un peu à rebours d’autres analyses sociologiques sur la recherche de sens, voire la quête de sens de la génération Y … il semble que la suivante, celle que nous baptisons AAA ne place pas le sens dans ses priorités pour accéder au bonheur.

M.R : À nouveau, je crois qu’on note les deux tendances citées précédemment. Le fantasme du fait que l’argent rend plus heureux continue de faire rêver les jeunes, indéniablement. Tous les jours, on est tous tenté de se dire « si seulement j’avais… ». Et pourtant, on le sait aujourd’hui, c’est un chemin assez infernal de gagner au loto. Le problème est que, sur les réseaux sociaux, on est tout le temps sollicité. Or, se comparer aux autres en notant ce que l’on a pas et ce que les autres ont, c’est une grosse source de malheur.

-Air of melty : À quel point les jeunes cherchent quoi qu’il en soit des modes de vie traditionnels : bon travail, vie de famille, etc ?

A.A : C’est une des surprises de l’étude, la persistance de fondations du bonheur encore assez traditionnelles. En effet quand les 15-18 ans se projettent à l’âge de 30 ans, le bonheur rime avec une famille et un job. Mon interprétation est que cette génération AAA, quand elle parle de famille et de job, ne met pas la même chose dans ces concepts que les générations précédentes. Oui, ils veulent une famille mais probablement pas la même que leurs aînés. Oui, le bonheur est lié au fait d’avoir un job mais pas le même ni dans les mêmes conditions que la génération précédente.

M.R : Je pense que, au fond, les jeunes comme l’ensemble de la population veulent être aimés pour ce qu’ils sont. Et heureusement d’ailleurs ! Avoir un travail, une maison et une famille, c’est la priorité des jeunes même si j’ai eu un peu l’impression qu’ils ne savaient pas trop comment répondre à la question posée dans l’étude. En tout cas, c’est rassurant car cela crée une base.

-Air of melty : Enfin, comment voyez-vous les aspirations des jeunes évoluer ces prochains mois et ces prochaines années ?

A.A : Pour modifier les aspirations d’une génération, il faut changer deux composantes : l’environnement dans lequel ils vivent et la manière dont ils se connectent à cet environnement. Ces deux composantes ne me semblent pas devoir varier dans le prochaines années, donc je n’identifie pas de changements majeurs. En revanche, cette génération va vieillir se confronter à d’autres réalités, il sera intéressant de suivre cette cohorte dans quelques années.

M.R : J’espère que l’on va avoir une plus grande exposition de la partie de la jeune génération qui est plus dans la quête du sens, dans la solidarité, dans l’empathie. Cette puissance là sera la puissance gagnante et le chemin vers une société plus équilibrée dans laquelle les gens se sentent mieux, vers plus de bien-être et de bonheur. C’est prouvé, l’élément qui a le plus d’impact sur notre bien-être, c’est la qualité des liens que l’on a avec l’autre. Participer à un projet collectif qui a un sens, c’est un levier pour être heureux dans sa vie. Et j’espère que la jeune génération saura profiter de ce levier. Il faut que la jeune génération prenne de la distance avec ce qu’elle voit sur les réseaux sociaux, en réalisant que ce n’est pas la vie. Que ce n’est pas sa vie.