Sonia de Leusse, « Les jeunes utilisent parfois les mécanismes de la fiction pour réinterpréter la réalité » (EXCLU)

Par Céline Pastezeur - Publié le 06 Déc 2018 à 12:22
Sonia de Leusse, « Les jeunes utilisent parfois les mécanismes de la fiction pour réinterpréter la réalité » (EXCLU)
En cette année 2018 marquée par la vidéo en tout genre, les jeunes ont-ils eu le temps et l'envie de lire ? Sonia de Leusse, directrice de l'association Lecture Jeunesse, nous dévoile son point de vue sur le sujet en montrant que le rapport des jeunes à la fiction reste très fort.

À l’heure où la vidéo constitue un élément essentiel de la vie des jeunes, qui sont actuellement les plus gros consommateurs de vidéos en ligne, on se demande si la lecture a encore une place dans le quotidien des moins de 30 ans. Pour nous aider à y voir plus clair sur ce sujet, Sonia de Leusse, directrice de l’association Lecture Jeunesse, a accepté de répondre à nos questions. Lecture Jeunesse est un Observatoire de la lecture des adolescents, un centre de formation et un laboratoire de projets de terrain pour développer la lecture et l’écriture des jeunes.

-Air of melty : Quel est le rapport des jeunes à la fiction en 2018 et avez-vous des données pour y répondre ?

Sonia de Leusse, directrice de Lecture Jeunesse et de sa rédaction : Oui, nous en avons beaucoup car l’Observatoire de la lecture des adolescents collecte les enquêtes quantitatives et qualitatives existantes sur la lecture des adolescents. Notre objectif est de sélectionner les chiffres et les éléments les plus pertinents pour les expliciter dans Les nouvelles de l’Obs, notre publication annuelle gratuite et en ligne, qui donne des éléments clés sur la lecture des ados. Pour vous répondre, la baisse de la lecture de fiction se confirme. Mais elle n’est pas propre aux jeunes : la société, dans son ensemble, lit moins. Cependant, je tiens à souligner que, parmi les lecteurs, l’attachement à la lecture est plus fort que l’attachement aux jeux vidéo, par exemple (L’Enfance des loisirs). Et seuls 7% des jeunes, lycéens et plus âgés, disent (ou osent dire) qu’ils n’aiment pas lire (CNL, 2016). Les garçons sont deux fois plus nombreux que les filles dans ce cas : les différentes enquêtes le confirment, les filles déclarent plus aimer lire que les garçons. Une autre particularité, très française, sur laquelle je voudrais insister : c’est le milieu social et non pas le sexe, qui a le plus d’incidence sur le plaisir de lire en France. Les jeunes de milieux défavorisés ont moins de plaisir à lire que les jeunes de milieux aisés.

-Air of melty : Alors que les jeunes passent de plus en plus de temps devant les écrans, et notamment leur mobile, prennent-ils encore le temps de se poser devant une fiction littéraire ? Dans quel contexte ?

S.dL : Cette tranche d’âge est celle qui cumule le plus d’activités de loisirs, donc, la plus occupée toute la journée ! La lecture pourrait avoir disparue. Face à cette « concurrence » des autres activités, on pourrait au contraire se demander pourquoi les ados liraient encore aujourd’hui ! C’est d’ailleurs le thème d’un de nos dossiers de revue Lecture Jeune, qui nous a été soufflé par la sociologue de la lecture Christine Détrez. Or, elle confirme, comme la plupart des enquêtes, que même si une partie des ados lit par obligation pour ses études, une autre lit des fictions par plaisir. Cette lecture reste, malgré les autres activités chronophages et malgré le temps passé sur internet (une quinzaine d’heures/semaine), une activité élective, c’est-à-dire une activité que l’on choisit délibérément. Et, selon les âges des jeunes, c’est le soir au coucher, ou, pour les urbains plus âgés (15-25 ans) dans les transports, qu’ils lisent le plus fréquemment. Notons que 35% des jeunes adultes lisent des livres numériques et 13% écoutent des livres audio, souvent pendant une autre activité (CNL, 2018).

-Air of melty : Quel type de fiction privilégient-ils : science-fiction, drame, humour…?

S.dL : L’année n’est pas finie, mais il n’y a pas de blockbuster éditorial en 2018. La tendance est au transmédia et à l’humour. Dans le top 10 des titres les plus vendus ou empruntés en bibliothèque (2017), on peut citer Frigiel et Fluffy (Slalom), variation sur Minecraft du Youtubeur Frigiel qui comptabilise 1 877 207 abonnés, 13 reasons why (Albin Michel jeunesse) qui a inspiré la série sur Netflix, Le journal d’un dégonflé (Seuil) dans le registre de l’humour pour les plus jeunes ados. Ajoutons l’indétrônable Harry Potter, qui reste un bestseller à travers les années. De manière générale, les différentes enquêtes existantes montrent que les livres des littératures de l’imaginaire ont le plus de succès, ainsi que les BD dont les mangas. Si les collégiennes préfèrent les histoires de famille et de vie quotidienne, la SF, les littératures de l’imaginaire et le roman d’aventures, les lycéennes citent surtout les romans policiers, les témoignages et la romance. Les garçons, eux lisent d’abord des romans d’aventures, continuent à lire des romans de SF, des littératures de l’imaginaire et des policiers au lycée, en y ajoutant des récits mythologiques et historiques (CNL, 2016).

-Air of melty : À l’heure des fake news, les jeunes savent-ils bien discerner le faux du vrai ou existe-t-il une confusion ?

S.dL : Un grand nombre d’univers fictionnels mettent en scène la suspicion qui pèse sur la réalité et ses apparences. Contrairement aux enfants, les jeunes ne confondent pas la fiction avec la réalité. Cependant, selon la sociologue Sylvie Octobre, certains d’entre eux peuvent utiliser les mécanismes de la fiction (surtout audiovisuelle) pour réinterpréter la réalité, par exemple les événements du 11 septembre. Les adeptes des théories du complots ou de fake news pensent que tout peut s’expliquer de façon rationnelle, nient coïncidences ou imprécisions, en piochant de façon aléatoire dans les univers fictionnels des éléments de réponses (un mobile, un contexte…) pour accréditer leur thèse.

-Air of melty : Les jeunes ont-ils tendance à s’identifier à certains héros de fiction ?

S.dL : Oui, les jeunes, comme les adultes, peuvent se projeter dans des figures héroïques (ou des personnages plus ordinaires, mais sans les contraintes du principe de réalité). Un personnage comme Harry Potter a permis aux lecteurs de grandir en même temps que lui. Les problématiques du héros et de ses acolytes étaient donc en résonnance avec celles de leurs fans. Pour un jeune en construction, l’intérêt de la lecture est de développer l’empathie à travers la multiplicité des points de vue qu’offre la fiction. Par ses lectures, un jeune peut ainsi se confronter à d’autres façons de penser, s’interroger et se « jauger » à partir de figures fictives. C’est un moyen d’expérimenter ce qu’il ne pourrait pas vivre ou de prendre une distance critique par rapport à son propre vécu.

-Air of melty : À quel point la fiction peut aider les jeunes à développer leur esprit critique ?

S.dL : L’empathie peut être une première entrée dans la fiction. Dans un deuxième temps, c’est le lecteur qui interprète et donne sens aux propos, aux motivations des personnages et à l’univers qu’il a découvert. Pour une partie des jeunes interrogés dans les enquêtes, la lecture sert à comprendre le monde dans lequel on vit, à apprendre de nouvelles choses, à essayer de trouver des réponses aux questions que l’on se pose. Il me semble surtout que la lecture de fiction n’est pas là pour apporter des réponses, mais pour permettre au contraire de mettre en mots des questions existentielles, de les formuler. Ce qui est déjà beaucoup.

-Air of melty : Comment voyez-vous le rapport des jeunes à la fiction évoluer ces prochains mois et ces prochaines années ?

S.dL : En ce qui concerne le rapport des jeunes à la lecture, c’est le livre audio qui retiendra davantage notre attention. Va-t-il vraiment poursuivre son essor, sur quels genres et pour quels lecteurs ? Nous y consacrerons certainement une partie de dossier de notre revue Lecture Jeune. Nos points de vigilance : les écarts qui ne doivent pas se creuser entre prescription de lectures scolaires et choix des ados, entre lecteurs de milieux aisés et jeunes de milieux populaires, c’est la raison pour laquelle le travail des acteurs de terrain (enseignants, bibliothécaires, animateurs, booktubeurs, libraires…) est essentiel. Et c’est la raison pour laquelle l’Observatoire de la lecture des ados existe.