Campagnes transmedia : Lucie Poirot, « Il faut suivre les usages des jeunes qui sont déjà, eux, adeptes du multi-tasking » (EXCLU)

Par Céline Pastezeur - Publié le 26 Fév 2015 à 10:34
Le Vent Tourne, spécialiste des campagnes transmedia.
Connaissez-vous le métier d'architecte transmedia ? Pas encore ? Alors venez vite découvrir les propos de Lucie Poirot, spécialiste des campagnes transmedia au sein de l'agence Le Vent Tourne, qui conçoit, édite, produit et diffuse des programmes transmédia en utilisant game design, storytelling et innovation. Elle nous explique en quoi les stratégies transmédia mêlant de multiples supports constituent un moyen efficace de toucher la jeune génération, largement adepte du multitasking.

Il y a quelques semaines, Air of melty vous proposait de découvrir son reportage réalisé lors du salon crossmedia à Paris, où nous avions notamment assisté à une conférence très intéressante portant sur l’engagement d’une cible dans une campagne cross média et révélant que « le seul moyen de capter aujourd’hui l’attention du consommateur, c’est de l’immerger dans une campagne ». Lucie Poirot, architecte transmedia au sein de la société Le Vent Tourne, qui conçoit, édite, produit et diffuse des programmes transmédia en utilisant game design, storytelling et innovation, avait parlé de son expérience lors de ce séminaire. Aujourd’hui, elle nous en dit beaucoup plus sur son métier, sa passion et la tendance forte que réprésentent les campagnes transmedia aujourd’hui. Interview.

– Comment définiriez-vous ce qu’est une stratégie de communication transmedia ? Et comment décririez-vous votre poste ?

Monter une stratégie de communication transmedia correspond à utiliser la force du storytelling et de l’histoire pour engager son audience et proposer une expérience qui va nécessiter de naviguer de support en support (websérie, réseaux sociaux, jeux de société, émission web, etc). La particularité du transmedia, c’est que les différents supports sont conçus en amont, de manière complémentaire, et c’est là que le rôle de l’architecte transmedia intervient puisque l’objectif va être de penser en amont comment on va pouvoir raconter une histoire qui peut commencer par des débuts différents et qui peut permettre de découvrir l’histoire à son rythme, en passant d’un support à un autre. Chacun aura sa découverte de l’histoire, en sachant que, si quelqu’un ne passe pas par tous les supports, ça n’est pas grave puisqu’il n’est pas indispensable de voir l’intégralité de la campagne pour la comprendre. L’architecte transmedia doit anticiper la manière dont l’histoire va se raconter sur ces différents supports, en fonction des supports que les gens vont découvrir en premier. Il doit réfléchir à la manière dont les gens vont pouvoir naviguer dans une histoire délinéarisée et anticiper la manière dont on va faire comprendre aux gens que s’ils continuent sur un autre support, ils vont découvrir la suite de l’histoire en étant beaucoup plus acteurs de leur découverte que quand on est dans une salle de cinéma ou quand on lit un livre du début à la fin. Enfin, il doit s’assurer de la cohérence de l’ensemble de l’expérience et de la cohérence de la narration.

– A quel point le fait de mener des campagnes transmedia est capital aujourd’hui, particulièrement dès lors que l’on cherche à s’adresser à une cible jeune ?

La difficulté dans la communication aujourd’hui, c’est de suivre les usages des jeunes, qui sont déjà, eux, adeptes du multi-tasking, en regardant une série tout en étant sur Twitter ou au téléphone. Il faut donc coller à ces nouveaux usages et, en même temps, il faut leur proposer des choses nouvelles, qui n’ont encore jamais été faites. Ce fonctionnement n’est pas évident, c’est pourquoi, de notre côté, on travaille beaucoup avec des jeunes dans la conception des projets, de manière à partir de leurs habitudes et de ce dont ils rêveraient pour essayer de le mettre en place dans les projets qu’ont crée. D’autre part, le transmedia permet de s’adresser de manière différente à notre audience, en fonction des supports. Par exemple, sur Twitter, on peut avoir des contenus beaucoup plus drôles, beaucoup plus décalés ou beaucoup plus cyniques, tandis que, sur Facebook, on va peut-être avoir des choses plus intimes. Sur le blog, ça va être plus détaillé, dans un jeu de société ce sera plus ludique, etc. Tout cela permet de se dire que, si l’on a une plateforme centrale, par exemple une série, que chacun des supports va pouvoir amener une audience différente vers cette plateforme centrale.

– Doit-on partir des usages des jeunes pour créer une campagne ou doit-on plutôt créer une campagne en pensant qu’elle saura s’intégrer dans les usages des jeunes ?

Je pense qu’il faut réussir à trouver un équilibre entre les deux. Il faut bien comprendre l’audience à laquelle on s’adresse et bien comprendre leurs usages pour être capable de leur proposer des choses surprenantes. Il faut réfléchir à tout ce qui n’existe pas encore mais qui est le prolongement de quelque chose qu’ils adorent déjà. La difficulté, c’est d’arriver à les surprendre mais sans aller trop loin de leurs usages. Si on leur demande quelque chose qui demande une implication énorme et qui va être disproportionné par rapport à leurs habitudes, ça va peut-être très bien fonctionner mais on prend quand même un gros risque. Après, ce qui est intéressant dans le transmedia, c’est qu’on peut justement prendre des risques : un test sur un support peut rester anecdotique ou, à l’inverse, permettre à la campagne d’exploser et de prendre une nouvelle dimension. J’aime beaucoup la comparaison avec la pêche à la ligne, dans le sens où on peut lancer des pistes et voir celle qui va mordre le plus et développer des contenus en conséquence.

– Au salon crossmedia (toujours), vous aviez déclaré que, une fois les campagnes lancées, « la recommandation joue son rôle de propagation ». Pouvez-vous nous expliquer davantage ?

La particularité du transmedia, c’est qu’il permet la mise en place de supports cachés, dont on ne sait jamais vraiment quand ils vont être découverts et qui vont être vraiment valorisés dans la communauté des fans d’un programme. On glisse des Rabbit Holes, des indices, dans les différents supports, qui ne seront trouvés que par les plus fans. Or, ça peut être très satisfaisant pour ce fan-là de partager ce contenu au sein de sa communauté, et c’est qu’il peut y avoir un nouvel effet de propagation. Dans le transmedia, ce qui est intéressant, c’est d’anticiper ce qui va permettre à des fans de mobiliser leur communauté. Concrètement, il faut créer des contenus spécifiques qui vont valoriser le jeune quand il va partager le contenu auprès de sa communauté à lui, à travers le jeu sur les réseaux sociaux, par exemple. Une chose qui fonctionne particulièrement bien auprès des jeunes, c’est le fait de leur proposer de créer leurs propres contenus, leur proposer de customiser des éléments, etc. Plus ils vont être fiers de quelque chose qu’ils ont réussi à faire au sein du dispositif, plus ils vont avoir envie de le partager, notamment pour valoriser leur réussite, leur création, etc.

-Peut-on parler d’une personnalisation, d’une appropriation de la campagne dans le cadre d’une opération transmedia qui permet à chacun de faire ses choix, en faisant son propre tri de ce qu’il veut voir ou non, voire de s’exprimer ?

Je pense que c’est effectivement le cas puisque le transmedia essaie de proposer une expérience d’utilisateur différente en fonction de l’utilisateur qu’on est. Selon les projets, il va y avoir une personnalisation plus ou moins grande mais, selon moi, ça participe vraiment à créer une expérience sur mesure pour chaque personne. Les campagnes transmedia doivent donner l’impression que l’histoire se raconte pour nous, en fonction de ce qu’on est et de ce qu’on va découvrir, à notre rythme. Après, il convient de rappeler que la personnalisation ne constitue pas le coeur d’une campagne transmedia. Ce n’est pas indispensable mais c’est une piste très intéressante. On est vraiment dans une logique « Construit ton histoire, navigue, et fais des choix pour les personnages, regarde ton épisode à toi qui n’est pas celui du voisin ». A noter que le transmedia peut aussi amener à réaliser des défis collectifs et à créer du lien au sein d’une communauté. Il faut veiller à avoir des éléments qui vont être très axés sur la personnalisation de sa propre expérience mais aussi des créations collectives.

– En reprenant l’exemple de LA KOLOK que vous aviez cité au salon crossmedia, entre websérie, réseaux sociaux, jeux de société, émissions, etc, comment faire pour que toutes les articulations trouvent leur place dans le quotidien des jeunes ?

Le premier défi du transmedia, c’est déjà de faire en sorte que les gens comprennent qu’il y a plusieurs supports. Ensuite, c’est de faire en sorte qu’ils aient une expérience de plus en plus agréable à mesure qu’ils passent de support à support. On laisse des tas de petits indices, de petits clins d’oeil, de petites références à l’utilisateur pour lui permettre de mieux comprendre ou plutôt, de comprendre à sa façon, chaque étape de la campagne. Il faut aussi penser à des contenus et à des supports qui vont s’articuler en fonction de ce qu’est en train de vivre l’audience, selon le moment de la journée, de la semaine, de l’année…

-Quelle tendance voyez-vous émerger pour les mois à venir, en matière de stratégie transmedia, qu’elle vous enthousiasme ou qu’elle vous effraie quelque peu ?

Pour le moment, dans le transmedia, on est vraiment dans une ère d’expérimentation. Et ça, c’est important pour les marques. On peut envisager plusieurs plans pour plusieurs supports et, selon le succès qu’aura tel ou tel support, on va avancer et lancer une nouvelle piste. On ne peut pas tout deviner, mais on peut anticiper en amont et continuer à tenir les rênes de notre dispositif transmedia même une fois qu’il est sorti et aller dans le sens que ce que les gens ont envie de découvrir le plus. Il y a un lien direct avec l’audience, donc il faut continuer à intervenir pour rectifier certains éléments et en développer d’autres et ça, c’est une approche très nouvelle. De plus en plus, tous les projets vont avoir un volet transmedia ou crossmedia puisque tout le monde est maintenant de plus en plus connecté. Je pense notamment que, dans l’univers de la fiction, ça peut changer énormément la manière d’envisager le lien avec les personnages de fiction. Le transmedia va couper les barrières entre audience et fiction, en plaçant le spectateur au coeur de l’action. Et l’une des tendances que je vois pour le futur, c’est le fait de proposer aux internautes de prendre une part de plus en plus importante à la construction des projets, notamment en passant par tout ce qui est appels à contribution. Il y a une telle créativité chez cette jeune génération qu’il faut la mettre en avant. Cela peut indéniablement être très positif pour les marques.

– Enfin, on dit souvent : « trop de… tue le… ». Peut-on craindre que trop de supports tuent les supports ? Ou que trop de supports tuent un message ?

Ce à quoi il faut faire attention dans le transmedia, c’est que chaque support soit complémentaire aux autres. Si on retrouve exactement les mêmes contenus sur tous les supports, ça ne sert en rien à la campagne et ça peut même être, au contraire, énervant pour l’audience. Si on a plusieurs supports, il faut vraiment que chacun soit utile, qu’il apporte quelque chose de différent. Il faut aussi penser à la modération. Effectivement, si on a trop de supports et qu’on arrive pas à tenir le rythme, c’est contre-productif. Il vaut mieux avoir moins de supports plutôt que d’en avoir plein,mais qui ne sont pas du tout vivants. Même si tous les gens qui font du transmedia ont déjà fait cette erreur-là. Il y a effectivement une réflexion à avoir là-dessus, mais si le travail en amont est bien fait, trop de supports ne tue pas le support ! Il faut juste ne pas en faire plus que ce qui est nécessaire pour l’expérience de l’utilisateur.